Mort de Saint Denis l’Aréopagite 1876 dans
l’église de la Trinité
: Deux peintures de Désiré François
Laugée. Le martyre et l’apothéose
du saint ornent la chapelle. Sur cette peinture
est représentée La Mort de Saint-Denis
l'Aréopagite et l'apothéose du saint.
Lettres adressées à Désiré François
Laugée après l’inauguration
de la Chapelle Saint-Denis dans l’Eglise
de la Trinité (75009) :
Une esquisse de cette fresque a été présentée au Salon des Beaux-Arts de 1876 et à l'Exposition des Beaux-Arts de Rouen, la même année, ainsi qu'au Salon des Beaux-Arts de 1878 et à l'Exposition Universelle de 1878.
Samuel Frère commente ainsi : "L'inspiration est plus vive encore dans les fresques de la Sainte-Trinité à Paris : les maquettes de l'Exposition municipale en donnent une belle idée. Dans la seconde surtout, Saint Denis portant sa tête, le drame n'a rien de terrestre ; il est tout entier dans les pays éternellement ensoleillés du surnaturel.
Cette figure extraordinaire est encore un être humain ; mais l'Apocalypse ne la renierait pas : elle s'avance sous un dais dans les draperies duquel jouent deux petits anges, et que portent des Séraphins aux vêtements d'azur.
L'ensemble, vu de face, a l'aspect symétrique d'une procession : dans le pas léger et triomphateur tout à la fois de ce cortège idéal, dans ces lointains peuplés de phalanges aériennes, dans cette illusion mystique qui, planant sur les épaules de Denis, laisse deviner les traits inspirés d'une tète tombée sous la hache des faux dieux , on sent la transfiguration du martyr et l'apothéose de l'élu. C'est d'un grand style, et, sans aucun tapage, d'un grand effet.
Nous sommes fiers de déposer aux pieds de ces esquisses le témoignage d'une attention mêlée de beaucoup d'estime et d'un peu d'admiration."
Commentaire anonyme sur les peintures de l’église
de la Trinité : « Parmi les travaux importants qui ne
figureront pas au prochain Salon, et que les amateurs
devront aller voir sur place, il faut placer en premier lieu les deux pages
de peinture murale que M. Laugée vient de terminer à l’église de la Trinité.
Les rares personnes admises à visiter cette nouvelle œuvre sont unanimes à en constater le mérite.
L’artiste a peint, au-dessus de l’autel,
une première scène représentant la condamnation
du premier évêque de Paris.
A côté des corps de ses deux compagnons décapités,
le saint comparé devant le prêteur et entend sa condamnation.
Le billot, rouge de sang, est devant lui, et le licteur attend la troisième
victime, tandis que la foule parisienne se presse dans les galeries de la basilique – le palais de justice d’alors
– pour assister au jugement et au supplice du martyre.
Sur le mur qui fait face à l’autel, une seconde page, non moins
remarquable, a été peinte par M. Laugée.
C’est la marche triomphale du saint portant sa tête et se dirigeant
vers le bourg de Catulle – qui doit plus tard porter
son nom – pour y être inhumé. Quatre anges escortes le
martyre et portent le dais au-dessus de lui, en chantant des cantiques.
La nouvelle chapelle Saint Denis, peinte largement, avec autant de majesté dans l’ensemble que de fini
dans les détails témoigne d’une véritable entente
de l’art religieux. Elle figurera dignement dans la
gracieuse église de la Trinité à côté
de celles qui sont achevées et de celles qui sont encore en cours d’exécution.
»
Dans le bien public du 25 avril 1876, Robert
Halt, écrivain, commente l’œuvre de la Trinité (Robert
Halt était le neveu par alliance de Désiré
François Laugée. Il avait épousé Marie
Eléonore Malézieux, la fille aînée de Jean-Baptiste
Malézieux dit Patiot, beau-frère de Laugée et lui-même un peintre renommé du Saint-Quentinois. Marie Eléonore
Malézieux est plus connue sous son nom d’écrivain : Marie Robert
Halt) : « Je viens de voir à l’église de la Trinité dans la chapelle Saint
Denis récemment livrée au public, deux peintures
murales dont on a peu parlé, je ne sais pourquoi, car rien
n’est plus digne d’attention ni n’inspire plus de rapprochements
intéressants. Elles sont de M. D. Laugée, qui
les acheva, m’a-t-on dit, sous la fin du règne de Monsieur Buffet.
L’exécution et l’apothéose du martyre, voilà
les deux thèmes.
La première des deux compositions offre un saint
Denis à genoux devant le billot, le regard au ciel. Derrière
lui, un gros prêtre païen, vêtu et calotté de blanc,
plantureux de graisse, un superbe chanoine de l’Eglise d’alors, lui montre, d’un gros goupillon qu’il tient à
la main, une statue de Mars, commandant en chef et dieu des
armées ; avec un visage qui n’a rien de tendre, il l’invite
à ne pas persister dans son impiété chrétienne.
Le bourreau, tête de brute terrible, assis sur la civière où
gisent déjà deux cadavres, attends le signal de frapper une
troisième fois.
Le mérite pictural de ces diverses figures retiendrait longuement les yeux sans celle d’un homme en robe rouge
trônant sur une terrasse qui domine toute la scène.
Cet homme agite d’une main nerveuse la sentence de mort et donne de
haut l’ordre d’en finir. La tête est sèche, l’air
étroitement obstiné, le front dur éclairé du seul
sentiment de la fonction : c’est le Gouvernement. J’ai une bonne
lorgnette qui m’a permis de constater la ressemblance de ce vieux proconsul avec des proconsuls tout modernes.
Il a une fort bonne attitude gouvernementale devant la résistance de l’évêque qui, sous la hache, refuse
encore de sacrifier à Mars, commandant en
chef et dieu des armées : il est implacable. Pourtant, en y regardant bien, son sentiment ne va pas
sans quelque surprise. Ce proconsul qui sait que tous les
évêques du monde, depuis le déluge jusqu’à
aujourd’hui, ont, dès qu’il s’est pu, fait profession
de chérir, d’encenser le dieu Mars, commandant en chef et dieu des armées,
éternellement régnant, lequel, en retour, les couvre, les paie
(pas de son argent) , les tient en vie, en gaieté, en habit magnifique,--
ce proconsul a l’air de ne pas entendre un mot de la
bizarrerie de Mgr Denis, et son œil gauche semble dire
: Qu’est-ce qui le prend donc ? Il est maigre à faire peur, et
il voit bien certainement le splendide embonpoint du martial
chanoine qui lui parle raison, en même temps que ma
bonne volonté de l’engraisser ferme lui-même, de lui donner
des canonicats, des goupillons d’argent, de belles robes, de l’importance
! Serait-il possible qu’il ignora que les religions, tant qu’elles
ne sont pas admises au budget, grasses à lard, ne sont pas de véritables
religions ? Le malheureux s’apercevra de cela, mais trop tard, puisque
je vais lui faire couper le cou.
A droite et à gauche, deux tribunes pleines, l’une de femmes
attendries, l’autre d’une foule hurlante qui maudit la révolte
et bénit le chanoine et le proconsul. Malgré
toute la dissimulation du peintre, ma bonne lorgnette m’a permis de
reconnaître là des têtes célèbres d’honnêtes
gens, par exemple, celles de Coquille, de Veuillot, de plusieurs évêques et chanoines du même
Saint Denis, en compagnie de conservateurs tout aussi connus,
qui, les mains crispées sur leurs poches, en appelle de tous leurs
poumons à la justice expéditive du bon dieu
Mars.
Comme à force de regarder, la ressemblance m’apparaissait de
plus en plus frappante, je me mis à me demander par quelle folie, ou
par quel mépris du jugement de ceux qui ont des yeux, les temples
catholiques appelaient ainsi sur leur murailles une si terrible et si magistrale satire ; pourquoi, après les singes,
les boucs, les ânes de pierre, en costumes sacerdotaux, que la sculpture du moyen âge lui fit d’abord, l’Eglise a pu solliciter de la peinture des attaques bien autrement
profondes et cruelles.
Peut-être est-ce là un témoignage du vigoureux sensualisme
naïf propre aux religions les plus spiritualistes qui, tout autant que le matérialisme impie, se complaisent
à la chose terrestre ; peut-être encore faut-il y voir un autre
sentiment. Quand le monde les abandonnent, les femmes vieillies donnent de
plus belles fêtes ; elles se maquillent de couleurs plus attirantes.
En ce moment, on le sait, la meilleur des religions se bâtit des salles
de concert, comme par exemple l’église de la
Trinité, et y fait entendre à ses fidèles le
personnel de l’Opéra.
Bientôt sans doute elle y joindra la danse, art religieux cultivé par le Roi David, qui a laissé de belles
traditions chorégraphiques ; on dansera ; saltarit et placuit ; on
charmera ; on gardera l’empire sur les âmes ; il faudra agrandir
les salons.
Un beau parti pris de sombre et de clair, bien approprié au sujet,
marque le spirituelle toile de Mr Laugée.
Un coup de vive lumière la traverse diagonalement
de bas en haut, lie adroitement les parties que l’architecture de la composition tendrait à couper en deux, et en
éclairant le premier plan, celui du martyre, laisse le haut du tableau,
le gouvernement, la conservation, dans une demi-teinte des plus finement éloquentes. L’harmonie
éclate sans colorations forcées ; elle reste claire comme il
convient à la peinture décorative ; l’exécution
est ferme, le dessin d’une belle pureté ; c’est
du grand art.
Retournez-vous maintenant. Là, bien en face du proconsul,
du chanoine et la tribune pleines de bouches hurlantes, le peintre a étalé, dans un second tableau admirable de clarté, la gloire du criminel.
Denis s’avance fièrement sous un dais porté
par des anges ; les fleurs naissent sous ses pieds ; au-dessus de sa tête
de séraphiques ténors, dans l’azur, chantent le triomphe
; c’est une joie infinie ; c’est la joie du lendemain ; car le
peintre plein d’humanité a
voulu assurément nous dire que certains morts ressuscitent et qu’on
ne coupe pas le cou aux idées ; et il nous a fait
voir cela par la plus heureuse des conceptions, une trouvaille.
Jusqu’ici, les Saint Denis s’en allaient au ciel
tout décollés, les épaules sanglantes, désagréables.
M. Laugée a originalement posé sur ses épaules
une tête à peine indiquée s’estompant sur le nimbe
d’or du martyre, qui marche ainsi tout entier d’une allure magnifiquement
écrasante sur le chanoine de Mars et les honnêtes gens d’en face. Ah ! la vigoureuse marche, et
si sûre de son fait qu’elle garde la noblesse du mouvement et
du rythme le plus mélodieux !
Les quatre anges portant le dais vont aussi à l’assaut de toute
cette honnêteté avec la bravoure de leur candide indignation
; ils sont beaux comme la vie ; ils sont l’incarnation des jeunes idées
triomphantes. L’ange à droite (du spectateur)
fait le plus gracieux éphèbe éthéré qui
se puisse imaginer. Des nuances d’un bleu qui va du violeté au
verdâtre distinguent ces quatre frères et évitent la monotonie
d’une coloration trop égale.
Une grande lumière très simple et très douce, passant
sur les personnages du premier plan, est
heureusement rattrapée par des nuages blancs qui la font tourner de
la façon la plus harmonieuse autour de la composition.
C’est un régal pour les yeux autant que pour l’esprit.
Sur ces deux toiles qu’il faut aller voir, M. Laugée doit être tenu pour un des premiers de ce temps en peinture
décorative. »