Le Diplômes des Architectes : série de lettres
écrite par Joachim Jules Charles Malézieux
au journal La Semaine des Constructeurs à l'occasion
de l'instauration d'un diplôme sanctionnant le métier
d'architecte.
LE DIPLOME DES ARCHITECTES
La nomination d'une Commission officielle pour l'étude de la question
du diplôme ne devait pas manquer d'exciter l'intérêt de
la corporation tout entière des architectes; la publication du Questionnaire,
dont nous avons donné connaissance à nos lecteurs dans le numéro
du 8 février dernier, n’a pu qu’accroître cet intérêt,
en précisant le terrain de la discussion. Nous nous attendions donc
à plus d’une communication sur ce sujet brûlant ; je dirais
même, nous avions le vif désir qu’il en fût ainsi
: un projet de loi doit être sérieusement discuté avant
son adoption définitive, sinon il risque d’être fort mal
reçu après sa promulgation. D’ailleurs, personne ne peut
mieux connaître les besoins de notre corporation, dont le diplôme
a pour but de remplir un desiderata, que ceux-là même qui en
font partie, et si la Commission officielle a seule pouvoir de rédiger
un rapport, notre intérêt à tous exige qu’elle soit
bien renseignée.
A ce point de vue, notre espoir n’a pas été déçu.
Nos confrères de Paris et de province étudient le problème,
retournent la question sous toutes ses faces. Beaucoup nous ont fait part
de leurs critiques ou même de leurs inquiétudes, - car il y en
a, - et dont il sera nécessaire de tenir compte.
A cette heure, toutefois, on peut déjà affirmer que la province
veut le diplôme ; mais elle veut également que les positions
acquises restent intactes, que les vétérans, ceux qui ont blanchi
sous le harnais et fait leurs preuves, ne soient pas astreints à des
examens qui auraient pour eux quelque chose d’humiliant ou d’inutilement
vexatoire ; enfin que la liberté de l’artiste et celle du public
soient respectées, dans toute la mesure conciliable avec les garanties
nécessaires au public lui-même, à la corporation et à
l’art.
Nous reproduisons ci-dessous deux lettres particulièrement intéressantes
parmi celles qui nous sont parvenues sur cette question du Diplôme.
La première, - de notre confrère M. Malézieux,
de Saint-Quentin, - amusante et spirituelle à la fois,
- se termine par une proposition divisée en articles et dont l’article
2 semblerait emprunté à une étude que prépare
notre Directeur en ce moment : de part et d’autre, l’idée
est identique, et c’est un plaisir pour nous de le constater.
Notre confrère M. Ch. Garnier rira tout le premier
des « joyeux propos » de M. Malézieux,
tout comme M. César Daly a ri de se voir classer parmi
les « esthéticiens officiels » de la Commission hébergés
à l’ « Ecole qui n’est pas au coin du quai. »
La seconde lettre, de M. G. Lasserre, de Niort,
est plus développée encore. On y trouve le vif sentiment de
l’architecte de province qui a souffert à la fois des préjugés
publics et de la confusion que l’absence de diplôme a jeté
sur les mérites personnels des vrais architectes, trop souvent confondus
avec des gens sans étude, et souvent sans éducation.
Nos compliments à MM. Malézieux et G.
Lasserre, de leur prompte initiative et de leurs intéressantes
observations.
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Il y a quelques temps, notre Directeur avait promis d’exposer ses idées
personnelles sur trois problèmes qui, suivant lui, se tiennent étroitement
et doivent être étudiées ensemble :
1. La formation de sociétés d’architectes, destinées
à se fédérer entre-elles en vue de constituer l’unité
du corps.
2. Le diplôme d’architecte. Et,
3. L’enseignement général de l’architecture en France.
Ce travail était fort avancé déjà, lorsque la
nomination de la « Commission du Diplôme », qui devait aboutir
à une sorte d’enquête départementale, a décidé
notre Directeur à remettre la publication de cette étude, tout
au moins, jusqu’après l’enquête, qui devra nous éclairer
directement sur les besoins et les aspiration de la province.
Marcel Daly.
PREMIERE LETTRE
Saint-Quentin, février 1890.
Monsieur le Directeur,
Je suis partisan du diplôme, j’ajoute même que j’en
suis amateur.
Cependant, ce n’est pas sans un certain petit frisson que j’ai
vu le gouvernement, en veine d’initiative, créer officiellement
une Commission pour l’examen de cette question du diplôme. Ce
petit froid dans le dos vient spécialement de la composition de la
susdite Commission.
J’y vois un peu trop de confrères officiellement esthétiques,
Je veux dire qu’ils ont l’esthétique officielle, celle
qui émane de l’Ecole qui n’es pas au coin du quai et que
le Moyen Age et la Renaissance ont ignorée.
J’entends d’ici le formidable M. Garnier de l’Institut,
faire, en un discours assaisonné de sel attique, le procès des
pauvres diables dont je suis.
Je vois l’excellent M. Larroumet, suppléant
le sympathique Turquet, et si le divin M. Proust,
à qui nous devrons l’Olympia au Louvre,
ne figure pas dans le concile, je n’y vois aussi que trois architectes
de province, cependant que cette académie renferme en son sein vingt-neuf
membres.
Que va-t-il advenir ? L’angoisse étreint un millier de pauvres
architectes provinciaux.
Quelques-uns, déjà âgés, recommencent à
pencher leurs tête devenues chenues, sur les bouquins de leur enfance,
aux coins usés et aux marges noires des coups de pouces.
Voilà trente ans, quarante ans, qu’ils exercent honnêtement,
sinon paisiblement leur profession. Ils ont vu de très près
des briques, du moellon, du mortier, des pierres, du ciment ; le sapin, le
chêne, le fer et le zinc, n’ont pas de secrets pour eux ; ils
ont fait des écoles, des mairies, des églises ; construit des
hôtels, des villas, des usines ; ils ont blanchi sous le harnais, ils
ont aidé la justice en son œuvre, ils ont acquis des connaissances
juridiques qui ont d’eux bien souvent des juges de pais ; mais tout
cela n’est rien ! Ils ont l’inquiétude au cœur, car
il va falloir, peut-être, passer des examens et cela, sans doute, devant
M. Garnier, inventeur de l’église-zèbre en Coutil rayé
(1).
Et alors, vous concevez ce qu’il peut advenir et ce qu’on verra,
à la suite de l’examen :
Des vieillards de soixante ans, retoqués comme de simples aspirants
bacheliers, cherchant à sa rattacher à leur ancienne profession
en faisant, en qualité de saute-ruisseaux, le pochet des jeunes élèves
fraîchement brevetés avec g.d.g.
Savez-vous que le questionnaire a des euphémismes lugubres et rappelle,
par instants, les épouvantables initiatives de la F. M. aux derniers
siècles.
Il parle de « faire subir des épreuves » ! Grand Dieu
! à quelles épreuves suis-je destiné ?
Pour le moins la roue et le chevalet !
Et les examinateurs, seront-ils vêtus de suaires noirs ? Seront-ils
masqués et armés de longs poignards catalans ? Dans quel ossuaire
des catacombes le louveleau devra-t-il répondre aux questions sur l’influence
des pompiers antiques sur l’architecture moderne, sur la courbe des
pressions, sur le moment fléchissant ?
Pour moi, qui voyais la question du diplôme comme étant d’une
simplicité aussi antique que les pompiers de Marathon, le questionnaire
a été la révélation de mon malheur prochain.
Pensez donc ! Ils sont là vingt-six, extrêmement officiels,
des personnages très gros, à jetons de présence multiples,
et vivant dans un milieu que je ne puis comparer qu’à l’Olympe,
car ils sont, en général, plus demi-dieux que quarts de dieux,
et j’ai peur. Ainsi, je possède la conviction invétérée
que Mr Garnier, dont je n’ai pas l’honneur d’être
connu, a ou aura de moi l’idée que je ne suis et ne puis être
qu’un pygmée, un chétif ver de terre, et je ne lui en
veux certes pas. Il a fait l’Opéra et l’église-zèbre
; il a un habit palmé et porte au côté une rapière
pour enfiler les Philistins.
Cependant, tout mon verbiage serait répréhensible, si je ne
vous donnais mon idée. Cette idée, la voilà :
« Art. 1er. – Nul n’est admis, à partir de la promulgation
de la présente loi, à exercer la profession d’architecte,
s’il n’est pourvu du brevet conféré par le gouvernement
dans les conditions qui seront arrêtées par un règlement
d’administration. »
« Art. 2. – Sont, dès à présent, admis au
brevet, tous les membres des sociétés d’architectes autorisées
qui en feront la demande dans le délai de six mois. »
« Art. 3. – Les architectes exerçant régulièrement
et exclusivement leur profession, qui ne font pas partie d’aucune société
reconnue, auront la faculté, pendant un délai de six mois, de
se faire agréer par une société reconnue ou bien d’obtenir
le brevet suivant l’une des formes suivantes :
- 1° Par un examen sur titres.
- 2° A défaut de titres, en passant l’examen prescrit par
l’article 1er »
« Art. 4. – L’exercice de la profession sera considéré
comme illégal pour toux ceux qui seront dépourvus du brevet
et pourra donner lieu aux poursuites et peines prévues pour l’exercice
illégal de la médecine et de la pharmacie. »
Je vous livre mon projet de loi. Il n’en sera pas tenu compte et je
doute que Messieurs de la Commission (au moins pour le plus grand nombre)
s’en préoccupent.
J’avais bien pensé à le faire en vers et à prier
M. Garnier de le chanter au dessert (car il y aura un bouquet final)
après sa belle complainte sur la Tour Eiffel ; mais
j’y ai renoncé, de peur de lui nuire dans l’esprit des
gens braves.
Veuillez agréer, etc.
J. Malézieux
Provisoirement architecte.
(1) Nous pensons que notre confrère fait allusion ici à l’élise
construite par M. Ch. Garnier, à la Capelle,
près de Saint-Quentin.
Semaine des Constructeurs du 8 mars 1890.
LE DIPLOME DES ARCHITECTES
Si nous avions jamais douté de l’importance que nos confrères
– de province surtout – attachent à la question du diplôme,
les nombreuses lettres que nous recevons, depuis que nous avons ouvert un
« dossier » spécial sur ce sujet dans la Semaine, suffiraient
à nous en convaincre.
Nous continuons donc à enregistrer d’une manière impartiale
et au fur et à mesure qu’elles nous arrivent, les observations
que nos lecteurs nous adressent ; en choisissant, bien entendu, celles qui
nous paraissent offrir le plus d’intérêt.
TROISIEME LETTRE
Saint Quentin, le 10 mars 1890.
Monsieur le Rédacteur en Chef,
C’est encore moi ! Vous avez, avec une bienveillance dont je vous suis
reconnaissant, inséré les « joyeux propos » que
je vous avais adressés, malgré leur tournure un peu vagabonde.
Je suis d’avis qu’il faut de la bonne humeur pour aller au feu.
Les gens tristes ne font pas de bons soldats.
Je tiens, avant toute chose, à ce que M. Garnier sache bien
que je me reproche de l’avoir asticoté. Je professe pour son
magnifique talent toute l’admiration que nul de ses contemporains ne
peut lui refuser. Quant à son église de la Capelle
(car c’est bien d’elle qu’il s’agit), elle est, pour
moi, un peu trop balnéaire.
Elle ferait, certes, très bonne figure sur une plage, au milieu des
petites tentes de même couleur, comme une poule au milieu de ses poussins.
D’ailleurs, c’est une affaire de goût et je n’insiste
pas.
En ce qui concerne M. César Daly, j’ai pour
lui une vénération qui date de ma jeunesse. Je me suis nourri
des ses œuvres, inspirées toutes par le sentiment le plus élevé
de l’art.
Ceci dit, je veux vous faire part des impressions nouvelles que m’ont
suggérées les idées récemment émises par
mes confrères dans la presse spéciale.
Je vois qu’un certain nombre d’architectes, tant de Paris que
de la province, tout en désirant le diplôme, entendent ne pas
le donner à tout le monde. Ils parlent de respecter les droits acquis
; mais leur manière de respecter ces droits est de ne pas conférer
le diplôme à tous les architectes et à en mettre quelques-uns
en état d’infériorité morale.
Il y aurait ainsi deux catégories d’architectes : les diplômés
et ceux qu’on tolérerait, sans diplôme, dans les situations
acquises. Comme ces situations acquises seraient dévolues, par voie
d’extinction, aux diplômés, ce modus vivendi constituerait
une véritable provocation à l’assassinat. On verrait les
diplômés faméliques, employant des ruses de mohicans pour
atteindre sûrement l’adversaire. Le poison des Borgia, le poignard
et l’escopette se mettraient à la partie et l’on arriverait
bientôt à l’extinction des situations acquises, ce qui
ferait, du même coup, faire un grand pas à celle du paupérisme.
Je ne peux concevoir deux catégories d’architectes. J’avais
craint, dès le début de la campagne du diplôme, de voir
surgir une sorte de diplôme Géraudel, pectoral
pour les Parisiens, purgatif pour la province ! Mes craintes à peine
dissipées, j’en sens renaître d’autres sous forme
de diplômés sans situation acquise et de non-diplômés
avec situations acquises.
Et d’abord, qu’est-ce qu’une situation acquise ? Je sais,
de par le monde, des gens qui se disent architectes, ayant fait nombre de
fois faillite comme entrepreneurs et qui ont des situations acquises auprès
du public. Etre failli est une situation acquise auprès des tribunaux
de commerce.
Lorsque, en 1883, j’eus l’honneur de coopérer à
la fondation de la Société des Architectes de l’Aisne,
le but, le vrai but, était de faire une sélection nécessaire,
d’indiquer au public, en l’absence du diplôme, de quel côté
étaient ceux pour qui la profession ne comportait aucune compromission
ni promiscuité et chez qui l’honorabilité professionnelle
devait s’allier aux connaissances techniques et aux sentiments de l’art.
Toutes nos sociétés de province ont eu cette origine. Il s’agissait
de séparer le bon gran de l’ivraie. Le but doit être atteint.
Je ne dis pas qu’il n’y aura pas un peu de déchet ; mais
qu’importe ! Est-ce que nous ne voyons pas fréquemment, des gens
qui , la veille étaient notaires et qui, le lendemain, tressaient des
paniers ou faisaient des chaussons de lisière dans les maisons centrales
? Est-ce que cela empêche la corporation des notaires d’être,
dans son ensemble parfaitement honorable ? N’aurons –nous pas,
d’ailleurs, des conseils de discipline, comme les avoués, notaires,
avocats, etc. ? Or doncque, comme disait Panurge, point de
distinction dans la situation transitoire qui s’ouvre.
Je n’ai pas fini. Je demande que la Commission ministérielle
ne soit pas fermée à la discussion : qu’elle appelle à
sa barre ceux qui le désireront ; qu’il y ait une ou plusieurs
séances publiques, afin de permettre à chacun de discuter le
choix de la sauce à laquelle il doit être mangé.
Cela provoquera des actes d’héroïsme, engendrés
par le désespoir. Moi, qui vous écris, je parlerai, peut-être,
devant M. Garnier. J’ai déjà commencé à
m’entraîner, et, devant un portrait du moderne Adoniram,
j’essaye mentalement de pathétiques objurgations. Ainsi, par
exemple, je me transporte, par la pensée, devant la redoutable Commission
et je dis à M. Garnier :
- Cher et illustre maître, veuillez, s’il vous plaît, m’effectuer
de suite, au tableau, telle division algébrique.
- Vous sortez de la question ! me répond M. Garnier.
- Non pas, lui dis-je, je tenais à vous prouver que, pour les vétérans,
il faudrait six mois de villégiature assidue pour se remettre au courant
des démonstrations théoriques dont l’application est,
pour vous, d’une pratique journalière !
Je démontre ensuite à M. Garnier et à ses vingt-huit
collègues, dont quelques-uns ne connaissent pas même de nom le
sieur Binôme, que l’examen sera toujours facile aux jeunes qui
entreront dans la carrière ; mais qu’il serait inique de faire
en sorte que leurs aînés n’y soient plus, comme çà,
tout de suite.
Je demande donc la parole, et vous prie d’agréer, Monsieur,
l’assurance de mes meilleurs sentiments de confraternité.
J. Malézieux
Semaine des Constructeurs du 15 mars 1890.