Le Parachutiste belge : nouvelle composée en 2006
par Jérémie Pierre Jouan. Cette nouvelle est
un hommage au Père Malmert.
Le Parachutiste belge
Dans le petit village de Danzé, dans le Loir-et-Cher, vivaient,
disséminées dans la campagne, une multitude de fermettes fonctionnant sur
un modèle autarcique prenant son origine dans la nuit humaine. Or, en ces
temps de guerre, où pour la troisième fois français et allemands se disputaient
frontières et états, le vendômois, ce petit pays particulier, faisait le gros
dos, dans l’attente de jours meilleurs. A quelques kilomètres, une gare sinistre
rappelait, aux autochtones, qu’une poignée de main pouvait être criminelle.
Cette terre, qui s’était déjà transformée en ligne de démarcation,
quelques siècles plutôt, lorsque anglais et français s’affrontaient pour une
question de droit salique, témoignait encore aujourd’hui, par cette muraille
continue de donjons médiévaux en ruine, sémaphores historiques, des combats
d’antan. Certes, entre ces deux périodes bouleversées, la quiétude et la paix
avaient été le lot commun des habitants, mais, de mémoire d’homme, on parlait
encore de ces donjons, même si, depuis ces siècles passés, le moindre récit
historique avait cédé sa place à l’actualité banale et quotidienne.
Il y avait eu la révolution aussi, mais elle était passée
relativement à côté. Enclavé dans les terres du Marquis de Rochambeau, celui-là
même qui donna aux Etats-Unis leur indépendance, ce pays vivotait, replié
sur ses marques anciennes. Ici, on parlait français. Un français propre et
pur, comparé à celui qui était parlé ailleurs. Ce dernier était étonnamment
littéraire. Certes Ronsard avait habité la région, mais cela datait et pourtant
sa langue avait persisté jusqu’à nous. Durant la guerre de cent ans, ce territoire
avait conservé son attachement à la couronne de France, tout comme Orléans,
Beaugency et Notre-Dame du Cléry. Et depuis, il appartenait à l’honneur de
chacun de montrer, par son expression, qu’il était français et ce depuis bien
longtemps.
Alors, les formules imagées issues du vieux français ressortaient
et s’inscrivaient pleinement dans la conversation de tous les jours. A l’approche
du nouveau millénaire, cette langue unique, en voie de disparition, sonnait
ses dernières tournures.
Mais pendant la seconde guerre, le village de Danzé était
encore peuplé. L’exode rural n’avait pas encore frappé les campagnes et chaque
maison était habitée. Il y avait sur la route du Temple, une série de petits
hameaux, sagement rangés dans leurs bosquets d’arbres, leurs chemins creux.
Venant de la Nationale qui reliait le Mans à Orléans, à mi chemin exactement,
se trouvait un bar, dans l’un de ces hameaux. Un petit bar où se réfugiaient
les ouvriers agricoles et les habitants désireux de connaître les nouvelles
fraîches et d’en rabâcher quelques autres bien rances.
Il était né en 1914 quelques jours avant la première guerre
et travaillait comme garçon de ferme pour le propriétaire du bar, notable
du coin, plus exactement, du hameau. Héritier de l’habitude ancestrale de
ses aïeuls, il accomplissait chaque jour son travail, avec une régularité
métrique toute professionnelle. Il restait concentré sur son activité tout
le jour, ne se laissant jamais distraire par la nature famélique. Ainsi, il
était très apprécié de ses patrons, qui le toléraient dans leur bar, après
sa corvée quotidienne.
Il aimait à s’y rendre, lorsque la nuit tombée ne lui permettait
plus de rester aux champs. Au début, il s’y rendait pour la chaleur que procurait
l’endroit, pour les conversations, la fraternité locale, puis, à mesure que
passaient les années, il attachait un grande importance à sa présence, près
de la porte. Il faut dire que, de la ferme d’en face, située à trois cents
mètres du bar, venaient également les propriétaires et leurs servantes.
Et l’une de ces filles de ferme l’intéressait plus particulièrement.
Elle n’était pas la seule dans le canton. Beau garçon, travailleur et intelligent,
il était un parti que beaucoup considérait avec attention. Mais celle qu’il
chérissait tout particulièrement habitait le Clos Rouge, cette bâtisse, aujourd’hui
en ruine, qui, à l’époque, se dressait en manoir, avec ses douves, ses immenses
granges et son parc. Seulement, la route était longue jusqu’au Clos Rouge
et d’autres bars plus proches avaient la préférence de cette jeune fille.
Lui se prenait à rêver en regardant la doublure de ses fantasmes.
Elle, que l’on semblait admirer pour la première fois, gardait sagement sa
position soumise, sa place dans la société. Elle rougissait de plaisir à ces
rencontres nocturnes et quotidiennes, mais, lorsqu’elle pensait à leur possible
relation, elle sentait, en elle, le vide l’envahir. Ce sentiment si particulier,
qu’elle ne connaissait pas, lui interdisait toutes spéculations sur son avenir.
Elle ne concevait pas l’idée du couple, habituée à sa vie de misère, à son
lit solitaire dans l’étable. Mais cette sensation si terrifiante était en
même temps une plénitude qu’elle recherchait avidement.
Et chaque soir, les mêmes regards se croisaient, les mêmes
soupirs se poussaient et rien ne venait perturber cette dynamique, que cette
jeune fille du Clos Rouge qui, lorsqu’elle apparaissait, brouillait les ondes
habituelles et noyait de bonheur les yeux de notre compagnon. Ainsi, tranquille
et routinière, la campagne environnante pataugeait dans sa léthargie.
Il lui fallu cette exceptionnelle sortie, pour que brusquement
son monde se transforma. Il y avait eu une naissance au Marchais Vert, une
ferme que l’on voyait fumer depuis le bar. Les heureux parents avaient alors
convié l’ensemble du voisinage à un bal, qu’ils organisaient, pour fêter l’évènement
dignement. Après sa journée de travaux, il avait enfourché sa bicyclette et
gaiement avait parcouru le petit kilomètre de distance. En arrivant, il vit
tout de suite ses deux amies qui se regardaient en chien de faïence.
Marquant un petit moment d’arrêt devant la situation, il
décida très rapidement de son plan. Il invita, à tour de rôle, les deux élues
et les fit danser une bonne partie de la nuit. Son manège, qui n’était pas
passé inaperçu l’obligeait ce soir là à faire un choix.
Tandis que la soirée s’éternisait, que les convives un peu
hagards se retiraient en groupes, zigzaguant jusqu’à leurs demeures respectives,
lui, bravement rejoignit ses deux amies et proposa de rentrer. Mais, elles
habitaient toutes deux dans des directions opposées. Son amie du Clos Rouge
exigea alors qu’il la ramène sur son vélo, lorsque l’autre, proposa de rentrer
à pied. Il réfléchit à la proposition, mais l’idée de transporter son amie
sur plusieurs kilomètres et de faire le chemin du retour seul, de nuit et
sans lumières, lui paru soudainement irréalisable. Se confondant en excuse,
il déclina l’offre de la première et offrit son bras à la seconde, puisque
la route pour la ramener chez elle était finalement moins longue.
Laissant dans sa tristesse son grand amour, il avait opté
pour cette jeune fermière, dont les regards langoureux se portaient sur lui
depuis si longtemps. Et en chemin, peut-être pour échapper à la souffrance
de quitter son grand amour, il proposa à sa compagne de l’épouser. Ses parents,
ses patrons s’inquiétaient depuis si longtemps de son célibat, que l’occasion
lui sembla salutaire.
C’est ainsi qu’en 1942 leur mariage fut célébré dans l’église
du bourg, la seule du canton. La fête qu’on leur fit, en l’honneur de leurs
épousailles fut grandiose pour les moyens et l’époque. Et, tandis qu’ils ouvraient
leurs cadeaux de mariage, quelques ustensiles, un peu de linge, ils virent
arriver de la ville, le grand propriétaire terrien, dont bon nombres de terres
jouxtaient le hameau.
Ce dernier, tenu informé de la noce avait tenu à y assister.
Rompu au commerce paternaliste, il lui était venu une idée, qu’il désirait
appliquer. Ce jeune noceur, garçon de ferme, n’était-il pas aussi maréchal-ferrant
?
Il tenait de son père cette technique, mais les aléas de
la vie avaient eu raison de sa famille et son art était tombé en désuétude.
Le grand propriétaire terrien, ayant à faire réparer les charrues de ses métayers,
préférait avoir, à demeure, l’artisan nécessaire.
Ainsi, alors que la noce battait son plein, qu’ivres et de
joie, les convives tournoyaient dans de trépidantes danses, ce dernier offrit
au jeune couple, la maison dans laquelle il était né, sur le hameau de la
Villeneuve, face au Marchais Vert et proche du bar.
En échange d’un loyer symbolique, le couple avait à entretenir
les charrues, pour un coût tout autant modique. Mais, cette promotion extraordinaire,
offrait la possibilité aux deux tourtereaux de vivre enfin seuls et ensembles,
leur destiné.
Alors qu’ils vivaient maintenant dans le calme, dans un train
train quotidien habitudinaire, la guerre, toute proche, s’invita chez eux.
Ce fut un matin, au lever du soleil que tout bascula. Il
venait se sortir, son journal sous le bras, pour aller le long des haies se
soulager et, ainsi, donner de l’engrais aux haies vives d’arbres fruitiers
des chemins alentours. Il venait tout juste de refermer sa porte, lorsque
devant lui tomba du ciel un parachutiste. Ce dernier se posa lourdement au
sol. Immédiatement, il entreprit de ramasser ses étoffes, de les rouler et…
Le parachutiste se retourna en sursaut, il venait d’apercevoir
le jeune maréchal ferrant, pétrit de peur, immobile, le cœur battant, regardant
d’un air effaré cette scène surréaliste, pour lui.
Il était terrifié et le fut d’autant plus, que le parachutiste
s’alarma. Ce dernier indiqua que les allemands, qui avaient abattu son avion
se dirigeaient vers la ferme. Il avait pu voir, dans les airs, leurs camions
faire route vers le hameau. Il fallait qu’on le cache sur le champ, pour lui
épargner la vie.
Le jeune maréchal ferrant, que la guerre avait totalement
épargné depuis près de quatre ans parvint à se remettre de ses émotions. Certes,
il était courageux et travailleur, il était un gars de la campagne, habitué
aux rudes travaux des champs. Mais devant la Wehrmacht, la Gestapo, il n’envisageait
pas sa résistance de la même manière.
La campagne, dans son silence naturel, renvoyait déjà l’écho
des moteurs, des chenilles de véhicules blindés. Et rien qu’aux sonorités
métalliques et sataniques qui tranchaient la quiétude ambiante, il devinait
avec précision l’avancée de la colonne militaire, lente mais implacable.
Dans un éclair de lucidité, il ordonna à son convive venu
du ciel de le suivre. Ils entrèrent dans la grange, qui jouxtait la maison.
A l’intérieur, une truie et ses petits s’ébrouèrent à la vue des humains.
Les couinements affolés de la progéniture porcine redonnèrent un semblant
de vie au tableau. Rapidement, le maréchal ferrant poussa l’énorme truie vers
le fond de son box. Il écarta la paille qui servait de litière aux animaux
et découvrit sous ce matelas végétal une lourde trappe menant à une cave souterraine.
Le parachutiste interloqué n’eut pas le temps de se poser d’autres questions,
qu’il fut projeté dans cette cave par son hôte, qui déjà rabattait la trappe,
ramenant davantage de pailles et de foin.
La truie venait tout juste de reprendre sa place sur la trappe,
lorsque dans la cour de la ferme un char fit son entrée, suivit de deux camions.
Une vingtaine de soldats descendirent, mais personne ne vint leur ouvrir.
Rapidement, ces derniers firent le tour du jardin et encerclèrent la propriété.
Quelle ne fut pas la surprise d’un soldat de trouver le propriétaire
assis dans ses vignes, derrière sa maison, en train de faire ses besoins.
Amené au gradé de la colonne, il fut immédiatement interrogé dans un parfait
allemand. Un soldat eut néanmoins l’intelligence de traduire les propos au
pauvre paysan dépassé. Ce dernier, hébété, ne sut que répondre. Il déclara
n’avoir point rencontré de parachutiste, s’être tout juste levé. Il tremblait
de peur devant ces sombres uniformes. Sa femme, encore en chemise de nuit
sortit devant l’attroupement. Les soldats voyant cette femme sans âge, aux
traits marqués par la servitude, la vie agricole, habillée de nuit, se rendirent
compte de la « bonne foi » du couple. Après un examen minutieux de la ferme,
de ses dépendances, ils ne trouvèrent aucune trace étrangère ou résistante.
C’est alors que le gradé ordonna à ses hommes de patrouiller dans les champs
environnants et de retrouver ce pilote abattu. Lui, s’invita chez ce couple,
qui s’empressa de le recevoir avec dignité, essentiellement par crainte de
représailles.
Les soldats avaient visité la porcherie mais n’avaient évidement
pas vu cette trappe sur laquelle dormaient la truie et ses petits, l’astuce
semblait porter ses fruits, d’autant que ces mêmes soldats n’auraient jamais
imaginé pareil stratagème.
Vers la fin de la matinée, alors que depuis près de 5 heures
les soldats fouillaient en vain la campagne, la colonne, dépitée, s’ordonna
pour reprendre sa route. Le gradé, afin de ne pas perdre la face, prévint
le couple qu’il reviendrait car il pensait que le pilote avait bénéficié d’une
aide locale pour fuir. Le couple dépassé et tremblant n’osa répondre et laissa
ces hommes de mauvaises presses s’éloigner. Lorsque le bruit des moteurs indiqua
un éloignement suffisant des pandores allemands, le maréchal ferrant s’engouffra
dans sa grange, poussa sa truie et sortit le pilote de son trou.
Ce dernier, remerciant chaleureusement ses hôtes et sauveteurs,
annonça sa nationalité belge et présenta brièvement son histoire. Mais le
couple n’en avait cure. Le pilote fut donc chassé de la propriété, avec l’ordre
de ne jamais y revenir en tant de guerre. Le jeune paysan, ne sachant quelle
route indiquer à son hôte infortuné, l’envoya dans le bar, dans lequel, jusque
là, il avait travaillé.
C’est ainsi que de fermes en fermes, de bars en bars, ce
pauvre pilote belge arriva à la Ville aux Clercs, petite bourgade située à
une vingtaine de kilomètres de Danzé. Le prêtre de cette bourgade le reçu
et lui fit attendre la nuit. A la minuit, ensembles il partirent le long de
la forêt domaniale, sur le côté gauche. Cette forêt avait ceci de particulier,
qu’un camp allemand occupait la partie droite, et qu’un camp de résistants
s’était provisoirement installé dans sa partie gauche. Une route de terre
traversait la forêt en son milieu, comme une ligne de démarcation supplémentaire.
Seuls deux cents à trois cents mètres d’arbres épais et touffus séparaient
les deux camps, qui visiblement s’ignoraient. C’est ainsi que ce pilote, fut,
cette fois ci, sauvé.
Ce n’est que quarante ans plus tard, que le souvenir de cette
folle journée revint à la mémoire du couple. Les années avaient passé, la
campagne s’était désertifiée, les maisons étaient en ruine pour la plupart.
Lorsque le mouvement soixante-huitard apparu, ma famille acheta la ferme voisine
de celle de ce couple et s’y installa pour son retour à la terre. Nous avions
des amis de toute l’Europe, qui parfois défilaient, profitant de notre petit
paradis.
Ainsi, un matin de 1981, un ami belge qui traversait la France
en voiture, eut l’idée de faire un petit détour pour dormir chez nous et ainsi
s’épargner une nuit d’hôtel. Malheureusement pour lui, nous n’étions pas présents.
Il se rendit donc chez notre voisin et frappa à sa porte pour obtenir les
clés. Le maréchal ferrant, qui avait déjà vu notre ami, lors de mémorables
fêtes, où il était toujours invité avec sa femme, décida, autant pour passer
le temps, que pour se protéger, de le questionner longuement.
Ainsi un interrogatoire poussé commença, devant un café à
l’alcool. En effet, puisqu’il fallait rajouter de la « goutte » dans le café,
afin de le rendre plus corsé, notre papy avait, depuis bien longtemps décidé
de le faire directement à l’alcool, ce qui selon lui libérait les aromes et
surtout faisait gagner du temps.
Le maréchal ferrant s’enquit donc de l’âge de chacun des
membres de ma famille, de nos prénoms respectifs, des dates de naissance et
de tous renseignements lui permettant d’être certain que cette personne pouvait
dormir chez nous en notre absence. A l’époque, le téléphone dans les campagnes
se faisait encore rare. Nous devions faire deux kilomètres pour trouver une
cabine téléphonique, chez un voisin. Alors, les palabres restaient le moyen
le plus sur, pour lui, d’obtenir notre acceptation.
Notre ami belge, un peu excédé par le nombre de questions
et la durée de l’entretien, finit par indiquer au papy, qui volontairement
faisait traîner la rencontre, afin d’être moins seul, qu’il venait de Liège
en Belgique et, qu’après une si longue route, il souhaitait pouvoir se reposer.
Alors, sentencieux, notre papy, rassuré, depuis de nombreuses
heures, sur cet individu, lui déclara : « J’ai connu un belge pendant la guerre,
il était sympathique, aussi, je vais vous donner les clés ! ».
Jérémie Pierre JOUAN, Paris, le 12 février 2006, à la mémoire
du Père Malmert.