Plogoff, la Guerre des Pierres : nouvelle composée
entre 2001 et 2005 par Jérémie Pierre Jouan.
Cette nouvelle est un clin d'oeil à Maurice De Jacquelot
et Arnaud Maisonneuve.
Plogoff, la Guerre des Pierres.
J’étais en Suisse, je crois, quand elle se leva ce matin-là.
Elle habitait chez moi depuis quelques semaines. Nous nous étions revus
lors d’un dîner chez mes parents. Dix ans de séparation,
peut-être plus. Nous avions tout deux oublié d’entretenir
cette relation et la vie, la distance, nous avaient séparé physiquement.
Mais ce matin-là, elle se leva, plutôt qu’a l’accoutumé.
Elle se dirigea vers la cuisine, d’un pas hésitant, l’œil
vitreux des nuits un peu trop courtes. En passant devant l’entrée,
elle ramassa machinalement le courrier que le concierge avait glissé
sous la porte puis le posa sur la table de la cuisine.
Après quelques gorgées de café, ses neurones en partie
reconnectés, elle entreprit de classer les missives. Mon travail consistait
à recevoir de nombreuses lettres auxquelles, par fainéantise,
je ne répondais pas toujours. Deux tas disproportionnés naissaient
sous ses yeux, à mesure qu’elle classait notre correspondance.
Soudain, sous une lettre de relance du syndicat de l’immeuble, elle
trouva un faire-part. L’enveloppe était petite, grise comme un
ciel plombé d’hiver, une grande croix noire ornait le côté
gauche et le cadre de l’adresse, lui-même sombre comme la mort,
donnait à l’ensemble un goût lugubre. Elle n’était
pas le destinataire, ce qui la rassura, mais la provenance de l’expéditeur
l’inquiéta. Plogoff. Elle me connaissait de nombreuses amitiés
dans la région, mais aucune à Plogoff, ni dans les environs.
Elle se demanda s’il était particulièrement utile de m’annoncer
la mauvaise nouvelle alors que je me trouvais à l’étranger,
ou s’il valait mieux attendre mon retour qui était programmé
pour la fin de la semaine. L’heure matinale entrava sérieusement
sa réflexion sur le sujet. Et s’il n’y avait eu ce bol
de café tiédasse…
Je séjournais au Manhotel Auteuil de Genève, un hôtel
de luxe fort sympathique, près de la gare et du siège de mon
entreprise. Je venais juste de me lever et tentais de faire mon nœud
de cravate pour aller prendre mon petit déjeuner, avec d’autres
employés en transit, également habillés en pingouin.
Je regardais la météo des pistes de ski, fasciné par
le fait que suivant les chaînes, la température variait dans
une même station. Les noms des villages mentionnés étaient
à eux-seuls tout un roman, tant l’aspect ridicule de leur prononciation
suffisait à l’évocation des alpins de Balzac.
Tandis que j’avalais petits pains au lait, tartines de miel et vidais
le stock de café de l’hôtel, le téléphone
sonna, mais dans ma chambre. Je continuais, imperturbable, espionné
par des regards endormis, à m’emplir la panse, dans la crainte
que le déjeuner ne tarde. J’en profitais pour répondre,
sans conviction, aux coups d’œil d’une des employés,
qui semblait attirée par les traces d’oreiller qui me zébraient
le visage.
C’est en remontant prendre ma sacoche, que je trouvais le message de
mon amie. Elle semblait visiblement bouleversée, présumais-je,
sans me rendre compte de l’heure de l’appel et de nos états
respectifs. Le téléphone à peine raccroché, je
sentis le vide s’emparer de mon être. Plogoff, chef-lieu de l’Intifada
bretonne de l’année 1980, la guerre des pierres contre le nucléaire,
qui prit fin, lorsque le Président de la République François
Mitterrand, abrogea, après le 10 mai 1981, l’atomisation de la
Pointe du Raz. L’évocation de cette bourgade me ramenait à
l’année 1999, lorsque dix-huit ans après les évènements,
j’avais entrepris le tour de Bretagne à vélo. Cette année-là,
je m’étais vu contraint de trouver refuge, sur les hauteurs de
Plogoff. Une tempête approchait qui m’empêcherait de camper,
malgré mes intentions premières.
Il m’avait ouvert sa porte, comme il le faisait lorsqu’il était
jeune et que passaient les vendeurs de nouvelles, chiffonniers, tailleurs
et autres ambulants. Son visage portait les marques du Big Bang, tant il semblait
être l’aïeul de l’humanité et cela lui donnait
la sage profondeur de la connaissance naturelle ancestrale. Il parlait peu,
mais cette année-là, il fut prolixe. Il s’était
exprimé, avec le timbre d’une voix d’outre-tombe, fatiguée
par les années de labeurs, de tabac, de répression d’une
langue qui lui était pourtant maternelle. Il semblait porter à
lui seul le passé de l’humanité, et malgré cela,
sa tenue était droite, arrogante presque, fière.
Je ne l’avais jamais revu, il m’avait pourtant fait héritier
de sa sagesse, par devoir, par gentillesse, parce qu’il comptait ce
temps que je brûlais inconsciemment. Il m’avait offert ma deuxième
naissance, me passant le relais de notre mémoire commune. A cet heureux
évènement, s’associait une douce contrainte, celle d’enrichir,
d’exprimer et de transmettre mon héritage, afin que la culture
qui m’unissait à lui ne meure assassinée par la standardisation,
le nivellement culturel des masses, l’article 2 de la Constitution française.
C’était en haut d’une côte que se trouvait sa maison.
Passant Plogoff, et bien avant les Trépassés, alors que je poursuivais
ma route vers le Raz, j’apercevais la silhouette trapu d’un hameau.
Au fur et à mesure de mes coups de pédales apparaissait la bicoque.
Vieille ferme traditionnelle de Bretagne, renfrognée, faisant le gros
dos aux vents atlantiques. Son toit d’ardoise et ses murs de granit
sifflaient à la tempête qui se levait. Il était debout,
droit comme un menhir, devant sa barrière, dans l’honneur de
sa vieillesse. Je le regardais quelques instants, maintenant le rythme de
ma machine, il me fit signe et je m’arrêtais. J’avais à
peine commencé ma requête, d’un logis de fortune, qu’il
s’était déjà effacé, m’ouvrant les
portes du calme et de la chaleur de son foyer. Je posais mon vélo dans
l’une de ses remises et prenant mes premiers effets personnels dans
les sacoches, je le rejoignais dans sa pièce principale. Un feu la
chauffait et l’éclairait. Dehors, le ciel bouché ne laissait
plus passer la lumière du jour. On entendait sur la lande s’abattre
les rafales de pluies qui nous venaient dessus. La cheminée fumait
légèrement, certainement en raison du refoulement de la fumée,
provoqué par un vent trop violent. La nuit hululait aux blessures de
la houle.
Dans la pénombre de son habitat, assis sur un long banc de chêne,
je l’attendais, qui remettait son foyer, pour que se diffuse, au mieux,
la chaleur de l’âtre. Il maniait le tison avec dextérité,
organisant une véritable construction militaire de cendres, autour
des braises rougeoyantes. Quelques minutes plus tard, la sensation de chaleur
emplissait la pièce, malgré les courants d’air très
frais, glissant par toutes les petites ouvertures, que cette vieille bâtisse
recélait.
Il se tourna lentement vers moi, prit une pause royale et se statufia ainsi
de longues heures, en me dévisageant consciencieusement. Durant cette
transformation physique, il m’invita à lui faire part de l’objet
et du déroulement de mon voyage, ainsi qu’à me présenter
à lui.
Je parlais, il écoutait, semblant se recueillir dans une profonde
méditation. De temps à autres, par quelques onomatopées,
il m’encourageait à poursuivre mon récit. L’idée,
que je puisse souhaiter visiter la Bretagne à vélo, afin d’en
apprécier chaque recoin, que je puisse organiser une forme de Tro Breizh
laïque, inspiré des lieux, où la destiné politique
de Bretagne, à diverses époques, se joua, le satisfaisait. Intéressé
par mes connaissances historiques en matière bretonne, il profita de
l’occasion, qui lui était offerte, de s’entretenir avec
son semblable, pour m’instruire de sa vision du monde breton.
Ainsi, durant le reste de la soirée, tandis que l’apocalypse,
à l’extérieur, répandait la désolation sur
la pointe, tapis dans l’obscurité programmée et la chaude
douceur de son intérieur, nous parlions de notre passé, de nos
ancêtres et de notre futur.
Ses propos étaient clairs, il ne connaissait nullement le gâtisme
précoce. A son âge, il regrettait de devoir mettre cinq minutes,
désormais, à faire les mots croisés du Monde. Je n’ai
jamais vraiment aimé ce jeu, mais lors de quelques unes de mes tentatives,
je me rappelle, n’être jamais parvenu au même résultat,
en un temps similaire.
Puis la conversation, suivant son cours logique, entra dans le vif du sujet
local, l’Intifada de Plogoff, entre 1979 et 1981, la guerre des pierres.
A cette époque, EDF et les pouvoirs publics, afin de permettre l’autonomie
énergétique de la France, louable pensée, avaient eu
l’idée saugrenue, d’utiliser la Pointe du Raz, pour y construire
une magnifique centrale nucléaire.
Or, la Pointe du Raz est l’un des sites habités parmi les plus
anciens de Bretagne, c’est également un espace naturel de toute
beauté, ainsi qu’une réserve animale importante.
Mais le projet, parfaitement bien ficelé, avait juste un défaut,
celui d’ignorer le peuple breton. Ce dernier, par sa jeunesse essentiellement,
mais aussi par les riverains, dont cet homme qui me racontait ses événements,
prit les choses en main et organisa pendant plusieurs mois, de nombreuses
manifestations ainsi que l’occupation de la Pointe du Raz. Les forces
de l’ordre avaient beau tenter de nettoyer, de karcheriser ces voyous
aux cheveux longs, rien n’y faisait. Ces derniers revenaient chaque
week-end, les coffres de voiture pleins de cailloux. Et dès qu’ils
entraient dans le théâtre des opérations, la police et
la gendarmerie entamaient, contre leur gré, leur stage militaire pour
parer à toute prochaine Intifada.
La lapidation programmée de la maréchaussée dura de
long mois, durant lesquels à dates fixes, l’on remettait cela,
méthodiquement. Il fallut que le candidat à la Présidence
de la République Française, François Mitterrand, promit
l’abandon du projet de centrale nucléaire, s’il était
élu, pour que, à mesure qu’approchait l’élection,
les pandores relâchent un peu la pression. En ce mois de mai 1981, à
quelques jours seulement de sa victoire historique, après tant d’années
de candidatures malchanceuses, le tout nouveau Président de la République
officialisait la restitution de la Pointe du Raz au peuple et aux bretons,
mettant en terme à deux ans de conflit local. Le peuple avait gagné
et cette victoire devenait celle des bretons. Ainsi, au même niveau
que le Marquis de Pontkallek, l’imaginaire local plaçait, dans
son panthéon, la guerre des pierres de Plogoff.
Il était très tard dans la nuit, lorsque, par l’effondrement
du feu, nous nous rendîmes compte de l’heure avancée. Nous
allâmes nous coucher. Je dormis à terre, sur mon matelas de camping,
dans mon duvet. Lui avait rejoint son lit, dans une autre partie de la pièce,
masquée par une grande armoire.
Je l’avais quitté le lendemain, lorsque les vents violents étaient
retombés, puis je lui avais écrit, nous avions correspondu en
temps. Dans les années qui suivirent, je trouvais même le temps
de lui rendre visite, un week-end par an.
Cette nuit, que nous avions passée à deviser de notre contrée,
ainsi que l’intelligence de ses propos et de ses conceptions m’avaient
subjugué. Il s’était exprimé avec calme et la justesse
de ses démonstrations et conclusions lui conférait une sagesse
ancestrale, celle qui, par la transmission orale des traditions et de la culture,
accompagna les générations qui vécurent en Bretagne.
Ce faire-part jetait l’ombre, sur sa lumière intellectuelle
qui m’avait éblouie, comme une bougie qui meurt. Sa lueur vacillante,
s’était gaillardement élevée, illuminant mon monde
une dernière fois, avant de s’éteindre brusquement, à
la vue de l’enveloppe noire, faute de combustible.
Quelques heures plus tard, je commandais à la gare de Genève,
un aller pour Quimper. Et le lendemain, je débarquais, pour lui rendre
un dernier adieu, sur la lande de la Pointe du Raz, à proximité
de Plogoff, où il serait enterré. Lors de son inhumation, comme
sur une tombe juive, je disposais sur la sienne quelques pierres ramassées
non loin, en souvenir de cette époque, de cette soirée durant
laquelle, me contant sa guerre lithique, il avait enflammé mon imagination
et forcé mon admiration.
Jérémie Pierre JOUAN, Paris
– 2001-2005.