La Pia dei Tolomei : Peinture de Désiré
François Laugée. Huile sur toile,
114.5 cm X 149.5 cm. 1869. Propriété de l’Etat,
conservé au Musée des Beaux-Arts de Rouen.
Peinture académique, qui rappelle un peu le style
de Ingres. Sujet inspiré de la divine comédie
de Dante : « Souviens-toi de moi, qui suis la Pia,
Sienne me vit naître, la Maremme me
vit mourir » (Le Purgatoire, chant V)
dans un décor imaginaire. Contraste entre l’ombre
et la lumière. Le regard est dirigé
vers la femme nue au corps blanc nimbé de lumière,
et ne voit qu’ensuite les deux jeunes hommes qui approchent dans l’ombre.
Soupçonnée d’adultère par son mari, elle fut enfermée
dans un château des Maremmes où elle se consuma
d’une mort lente et terrible.
Oeuvre présentée au Salon des Beaux-Arts de 1869.
Dans Le Glaneur de Saint-Quentin du 1er
juin 1869, Valere commente ainsi ce tableau : « A première vue, nous avons été vivement impressionné
du tableau de M. Laugée, et un examen
plus approfondi, malgré les défectuosités qu’il
nous a fait découvrir, n’a pas cependant ôté de
notre esprit la sensation primitive. L’effet,
poursuivi par l’artiste, subsiste donc en entier ;
le spectateur demeure sous le charme.
La voilà bien, cette femme malheureuse ou coupable, telle que les souffrances
ou les remords l’ont faite ! Tout son corps est conçu dans un
ton mat et livide, dont il est impossible de n’être pas frappé
; elle ouvre de grands yeux rougis par les larmes ; d’une main crispée,
elle essaie avec grand’peine de se relever à l’approche
de Dante et de Virgile, mais comme ses efforts
paraissent impuissants, comme tout, dans son attitude, dénote la honte,
l’effroi, la douleur, le désespoir ! Ce beau corps, que les tortures
de la faim n’ont pas encore entièrement flétri, se détache
merveilleusement, grâce à la finesse du modelé et à
la pureté des coloris, au milieu d’un paysage sombre, où
l’on aperçoit les deux poètes aux visages halés
et aux draperies d’un rouge foncé. Un sentiment
domine toute la composition et pénètre dans
les moindres détails ; ainsi, voyez comme le doux Virgile semble vouloir s’éloigner d’un pareil spectacle, et avec
quel geste de surprise navrée l’intrépide Alighieri contemple la Pia.
Après loué le bon effet de l’impression générale, nous dirons à M. Laugée que nous aurions été fort heureux d’y découvrir
plus de largeur et d’idéal dans la conception,
plus de netteté dans certaines lignes et surtout plus d’art dans l’arrangement des draperies. Mais, telle qu’elle
est, la Pia Dei Tolomei, sans atteindre au style élevé,
dépasse incontestablement le niveau d’une œuvre de genre,
et place M. Laugée au nombre des artistes avec lesquels
il faudra désormais compter. »
Dans le Glaneur de Saint-Quentin du 2 juin
1869, Gustave Demoulin commente ainsi cette œuvre : « Pour interpréter ce sujet comme doit le
faire tout véritable artiste, peintre ou poète, comme l’a fait Dante,
il fallait représenter plus qu’un événement, plus
qu’une scène, plus qu’une victime, il
fallait traduire le martyre de la femme assujettie par sa faiblesse dans une
condition humiliante. Ce drame conjugal est de tous les temps ; les plaisants
ont beau dire qu’aujourd’hui la femme est une esclave qui s’est
faite le tyran de son maître ; le code civil et certains préjugés réservent
encore à l’épouse bien des hontes et bien des douleurs.
Un peintre trouvait donc là une source d’émotion
et une heureuse occasion de défrayer son talent.
M. Laugée a appliqué ce grand principe de l’art
antique et de l’art du moyen-âge ; sa Pia est tout ensemble une individualité, un type et
un symbole ; elle dit bien à Dante : che’ son la Pia. Mais le spectateur comprend aussi
qu’elle personnifie l’épouse méconnue et humiliée,
et qu’elle symbolise la douleur imméritée.
C’est ainsi, nous le répétons, que le grand art a toujours été entendu et M. Laugée a bien fait de parler cette langue de l’Alighieri :
« Ce langage, un et double, qui nous fait concevoir sans confusion et
comme dans un accord parfait des idées appartenant à deux ordres
distincts. Est-ce l’individu qui fait symbole ? Le symbole est-il individualisé ? Est-ce l’idéal qui se réalise ou le réel qui est idéalisé
? » Ces paroles que nous appliquions à l’œuvre de Dante dans notre petit travail sur les traducteurs de La Divine Comédie peuvent s’appliquer à
l’œuvre de M. Laugée. L’expression de vérité, le sens poétique de l’interprétation
morale s’élèvent dans cette peinture à une hauteur qu’atteignent rarement les œuvres d’art de notre époque.
Si notre appréciation s’arrêtait là, nous serions
bien loin d’avoir rendu à l’artiste la
justice qui lui est due. M. Laugée est, avant tout,
un peintre, et c’est comme tel qu’il entend certainement
être jugé, et il a bien raison ; son tableau possède toutes les qualités que la peinture et son talent mettaient au service de son œuvre.
Chaque art a des moyens, des conventions qui lui sont propres
dont le génie même ne saurait s ‘affranchir ; ainsi le
peintre sait comment représenter le Paradis et l’Enfer, mais rien n’est convenu pour le Purgatoire.
Il fallait donc découvrir entre terre et ciel un pays chimérique
qui se distinguât du Paradis aux gloires et aux auréoles
éclatantes et de l’ Enfer aux lueurs sombres
; il fallait chercher un effet d’une animation tranquille qui, en l’absence
de toute convention, fût compris du premier coup d’œil ;
un effet lumineux et crépusculaire qui laissât toute leur valeur
et toute leur pureté aux accents de la forme et de
la couleur. Cet effet a été trouvé sans
sortir des ressources que la peinture livre aux habiles,
en restant dans les conditions que le goût impose à l’artiste.
Les personnages sont heureusement et savamment groupés
dans cette admirable scène. La Pia,
trop près de la terre qu’elle vient de quitter, ne saurait encore
échapper aux souvenirs et aux regrets de la vie mortelle, et elle n’est
point pressée d’obéir au commandement del veglio (illisible),
du sage Caton : « Courrez à la montagne et dépouillez
l’écorce qui vous empêche encore de voir Dieu tout entier.
» Elle est couchée, se laissant devancer par la foule de ses
compagnons, les repentis de la dernière heure. Elle se soulève
doucement à l’approche de Dante qu’elle
reconnaît pour un vivant, et, le regardant d’un œil encore
tout rempli des tristesses de la terre, elle lui adresse la dolente apostrophe
: « Ah ! lorsque tu serras de retour sur la terre -------------------------------
» Dante et Virgile, spectateurs de cette pièce, qu’ils complètent et qu’ils justifient,
sont à leur place et à leur plan. Au travers de l’ombre
qui les abrite transparaissent encore dans toute leur noblesse ces deux grandes
figures de l’histoire et de la poésie.
Tout l’intérêt et toute la lumière du tableau se concentrent sur la Pia ; son
visage d’une beauté à la fois angélique et humaine
exprime dans une profonde mélancolie la douleur de la femme et le désenchantement
de l’épouse.
La lumière distribuée avec une grande science,
mais sans parti-pris d’école, contribue autant
à l’expression du sentiment et de l’idée qu’à l’effet de la composition.
Le centre lumineux, en portant directement sur le torse dont il fait valoir
le modelé et l’élégance, n’accapare pourtant
point l’œil ; la tête de la Pia placée
dans la demi-teinte, attire et arrête le regard.
Il n’y a pas ici une de ces exhibitions dans les quelles l’art s’entremet pour servir la curiosité de grossiers instincts. C’est
la représentation d’une scène de sentiment et de poésie ; c’est
la transfiguration d’une beauté de la terre
; c’est une idée faite femme. D’ailleurs, rien de plus
chaste, rien de plus admirable que cette créature qui ne tient plus
à la terre que par les regrets et les douleurs.
Ce tableau est celui dans lequel M. Laugée a révélé avec le plus de puissance les qualités
multiples de son rare talent, et nous pensons que l’on
rencontre dans notre école moderne peu d’œuvres qui possèdent à un si haut degré le sentiment vrai de
l’art. »
Dans la Revue Les Beaux Arts (de Rouen) Alfred Darcel écrit à propos du Salon de 1860 : « Le Dante, comme Goethe,
nous est plus connu en France par les peintures qu’il a inspirées que par ses propres œuvres, et il est
de ceux que nous admirons un peu sur parole. M. D. Laugée est venu augmenter le nombre de ses commentateurs pittoresques en traduisant
dans une grande composition un des tiercés du Purgatoire. La Pia dei Tolomei soupçonnée par son mari
et enfermée dans un château des Maremmes, à
l’air pestilentiel, s’y étant consumée lentement,
est rencontrée au purgatoire par Dante et Virgile en leur course à travers le monde extra-humain
de la Divine Comédie.
La Pia, nue et couchée à terre, le buste relevé
contre une roche et appuyée sur la main droite, la main gauche sur
la poitrine, se retourne vers les deux voyageurs : Souviens-toi de moi, qui
suis la Pia, leur dit-elle ; Sienne me vit
naître, la Maremme me vit mourir. » Le Dante,
la main appuyée au rocher et précédent le poète
païen dans ce monde qui lui est inconnu, regarde avec
compassion la malheureuse. Derrière eux des nuages bas s’arrondissent
comme formant une perspective d’arceaux éclairés
par le fond.
Ce qui frappe tout d’abord dans cette composition,
c’est le manque d’accord entre le genre de supplice
subi par la Pia et la plénitude ainsi que le ton rosé
des carnations de la belle personne dessinée avec beaucoup de science par M. Laugée.
Des formes plus émaciées, des tons où le mat de l’ivoire
se mêlerait à des transparences bleues nous semblerait plus concordants.
De plus, le modelé du corps paraît un peu vide, surtout si on
le compare à la solidité de la main qui porte celui-ci. Il y
aurait peut-être quelque chose à y retoucher pour mener l’œuvre à sa perfection. Quant aux colorations du Dante,
enveloppé dans sa robe rouge traditionnelle, et du Virgile drapé dans son manteau d’un rose brun,
et noyés dans une chaude demi-teinte, elles sont splendides.
Quel dommage que M. Laugée n’est point donné
à sa Pia la solidité de sa tête de sa
Jeune
fille de Picardie. »