VARIETES – AMES MORTES : Article
paru dans LE BIEN PUBLIC du 30 mai 1876.
J’ai rencontré cette semaine une femme fort émue.
- Monsieur, m’a-t-elle dit, je ne me contiens plus ; je viens de voir
une chose inouïe ; il faut que je vous la conte.
Sachez d’abord que notre cher T…, le peintre
est mort il y a trois jours…mort, avant l’heure, de sa longue
bataille contre la vie. La nature l’avait
pourtant doué d’un talent délicat, exquis
comme son cœur, mais en lui refusant le savoir-faire. C’était
un véritable enfant, presque une jeune fille, timidement réservé,
avec des échappées d’esprit et de gaieté fine qu’il
montrait dans l’intimité. Pauvre garçon ! sa misère
était d’une discrétion farouche ; il plaisantait surtout
quand il avait faim, et que de fois ses amis se sont mépris à
ce rire ! Pauvre doux lutteur ! Il est mort épuisé. Il se repose
enfin !
Hier, je me rends chez de ses vieux camarades de trente ans, devenu riche
depuis peu et richement conservateur :
- Votre ami est mort. Venez. On l’enterre tout à l’heure.
- A quelle église, madame ?
- Il a voulu être enterré civilement.
- Fort bien. Les honnêtes gens ont des principes à sauvegarder.
Je n’irai pas à cet enterrement.
Monsieur, il n’y est pas allé ! Non, ni la vieille amitié,
ni la bonté, ni le talent, ni les souffrances, ni le long courage,
ni la conscience de celui que nous pleurions n’ont attendri la résolution
de ce juste.
- Voulez-vous son nom ?
- Inutile, madame, sa réponse me suffit ; elle me charme. Rien n’est
plus intéressant que ces sortes d’éclat par où
le fond d’une doctrine ou d’un caractère paraît aux
yeux. Et tenez, vous venez de rafraîchir, dans ma mémoire, le
souvenir de quelques honnêtes gens de cette justice.
Et, s’il vous plait, madame, d’être à l’instant
remboursé de votre récit ?…
- Je vous en prie, monsieur.
- Voici. Vous avez sans doute entendu parler d’un ex-capitaine de cavalerie,
un gentilhomme ; il est célèbre ; il parle ferme, il agit intrépidement
; il est en train de couvrir la France de cabarets catholiques
; le pape l’a envoyé naguère à la chambre des députés
: c’est M. le comte de Mun.
Sa naissante réputation d’orateur nous ravit. Il est aussi doux
de saluer l’apparition du talent que celle de la beauté, enchantements
de la vie.
Or, hier, je relisais de Monsieur de Mun un mot, un de ces beaux mots aigus,
tranchants, qui vous ouvrent comme un scalpel l’homme à qui ils
échappent.
C’était devant la commission d’enquête sur la Commune.
Appelé comme témoin, le Capitaine de Mun raconta ce qu’il
avait vu, et y ajouta ceci :
« CES GENS-LA SE FAISAIENT TUER AVEC UNE SORTE D’INSOLENCE ? DE
CYNISME, UNIQUEMENT PAR PARESSE ? POUR NE PAS TRAVAILLER. »
- Ah ! monsieur, quel cri du mature !
- Oui, madame.
- Passion, férocité du moment, insulte à l’ennemi
par terre, à des cadavres !…
- Tout y est, madame, et la sottise et l’ignorance.. Et comme le personnage
est non seulement un saint, mais encore un homme politique, considérez,
je vous prie, qu’il va nous faire des lois, sans plus connaître
ses semblables que lui-même, et l’histoire ancienne de la France
que son histoire contemporaine ; sans se douter, entrer autres choses, que
la liberté communale, d’abord conquise par nos pères du
onzième siècle sur les siens, puis étranglée par
les rois, c’était la liberté, c’était presque
la République, et que le peuple de nos jours menacé dans sa
République et dans sa portion de liberté, a bien pu, de génie,
deviner cette histoire, et reprendre d’instinct la lutte héréditaire,
edt que c’est là un des grands côtés de la question
communale, et qu’aux grandes convulsions du peuple comme aux tremblements
de terre président toujours des causes profondes.
Je n’ai pas eu l’honneur, madame, d’être appelé
devant la commission d’enquête, j’y aurai pu placer mon
propos tout à côté de celui du céleste capitaine,
en contant ce que j’ai entendu d’un des héritiers des sentiments
du onzième siècle, un vieux fédéré à
cheveux blancs.
Quelques jours avant la chute de la Commune, il descendait gravement la rue
Notre-Dame-de-Lorette, le fusil sur l’épaule. Des messieurs groupés
là l’entourèrent en lui demandant avec une brusquerie
qui ne manquait pas d’humanité, où il allait ainsi, à
son âge, la bataille déjà perdue, et pourquoi enfin il
se battait.
Le vieillard les écoutait les yeux dans les yeux. Puis il avisa un
enfant de cinq à six ans, en guenilles, qui passait, et le montrant
:
- « Je me suis battu, dit-il, et je vais me battre, pour que ces petits-là
ne souffrent pas ce que nous avons souffert ! »
Les messieurs s’écartèrent, et laissèrent passer.
Ah ! comte de Mun, belle âme, que n’étiez-vous là
pour barrer le passage et répondre à l’insolent cynique
!
A un autre, madame ; car, puisque nous y sommes, il faut exactement marquer
l’étiage de l’intelligence et du sens morale de toute cette
Honneté.
Le jour de l’enterrement de Michelet, le Soleil, journal royal à
un sou, écrivait dans la langue que voici :
« Tout lui souriait de bonne heure. Le Roi même le noma professeur
d’histoire de la princesse Clémentine. Pas d’obstacles
sur sa route ; rien qui vînt le décourager dans ses efforts pour
arriver à une notoriété, à une situation qui aurait
pu, qui aurait dû lui suffire ; rien enfin qui pût justifier l’attitude
hostile qu’il allait prendre en face de la société officielle,
légale de son temps, dont il ne tarda pas à devenir l’implacable
adversaire. »
Et l’auteur de l’article, stupéfait d’une si singulière
conduite, cherche les raisons qui purent bien pousser Michelet hors de la
légale société de laq princesse Clémentine. Il
les trouve :
« C’est qu’il fallait à Michelet le bruit ; il lui
fallait la notoriété, il lui fallait la popularité, tout
cela lent à venir quand on ne flatte pas les passions, les haines,
les convoitises de la foule. »
Le morceau n’est pas signé. Mais il a une odeur de prince. De
quel prince ? Ils sont là plusieurs fort capables de cette littérature
; les âmes royales ont toute la pente nécessaire pour descendre
aussi profondément dans le diagnostic des causes.
Ainsi, madame, un homme naît avec le sublime souci de l’humanité
; il porte en lui, réfléchis, répercutés par sa
pensée spacieuse, les souffrances, les sentiments de justice et d’idéal
des myriades de déshérités, il court à eux ; pour
eux il travaille, parle, écrit, de son grand souffle fait retenir la
trompette des belles revendications humaines :-Insolent, cynique, vaniteux,
voilà son nom.
Et croyez-vous que l’honnête Wallon qui livra sa patrie, que le
petit Charine du Journal des Débats, qui travestit si paisiblement
la probité en bassesse, et n’en porte le nez que plus haut, croyez-vous
que tant d’autres entendent à Michelet et au vieux fédéré
moins noblement que le prince du Soleil et que M. le comte de Mun ?
Ah ! si je n’étais pressé, madame, la belle revue que
nous passerions !
Rappelez-vous seulement les très moraux préfets du 24 mai, pour
la plupart gentilshommes (Rabelais dit genpillehommes). Après les élections
de février, pas un ne donna sa démission. Il fallu enfin les
arracher de force à leurs traitements et à leurs trahisons envers
la loi. Mais alors leur fierté éclata ; ils protestèrent
par des insolences contre le gouvernement, qui ne l’avait pas volé,
ayant si longtemps attendu.
Rappelez-vous encore, je vous prie, un célèbre prélat,
de conscience surnaturelle.
A la veille du dogme de l’Infaillibilité papale, il publie de
bruyantes Observations. Entendez-les, s’il vous plait :
« Voilà donc le pape déclaré infaillible, qui peut
comme écrivain, comme docteur privé, faire un livre hérétique,
s’opiniâtrer dans l’hérésie, et puis être
jugé, condamné, déposé !.. quel désarroi
dans les âmes ! Il faudra donc faire le procès pour cause d’hérésie
à celui dont l’infaillibilité sera un dogme…, dogme
dont l’Eglise s’est jusqu’ici passée !
…Et d’abord tous les évêques sont juges de la foi,
juges avec le pape bien entendu, mais vrais juges…ert en même
temps, ils sont docteurs ; tous les catéchismes disent cela…
»
Est-ce parler net ? Et cet esprit-là professait-il la doctrine de l’infaillibilité
?
Le dogme proclamé, M. l’évêque d’Orléans
resta évêque d’Orléans, se tenant coi. Alors il
fut menacé d’excommunication majeure, s’il ne donnait pas
son adhésion : il la donna, mais pure et simple, tardivement, en février
1872.
- Point de cette pureté ! lui cria-t-on de Rome ; cela ne suffit pas.
Et il s’exécuta en juillet par sa fameuse lettre pastorale portant
publication des nouvelles Constitutions dogmatiques, et déclarant qu’
« il a toujours professé la doctrine de l’infaillibilité
dans son cœur, et n’a jamais écrit que contre l’opportunité.
»
Qu’en dites-vous, madame ? Que pensez-vous de la beauté morale
de ces docteurs, de ces princes et de ces capitaines qui, au nom de leur vertu
et, des doctrines qui la produisent, s’acharnent si furieusement à
nous disputer le gouvernement de nos consciences, de nos esprits et de notre
patrie ?
- Cadavres que ces hommes, monsieur ; âmes mortes !
- Ames mortes – mais ce corps est vivant, et si bien entretenu, si formidablement
armé, si protégé et, par la politique, par l’enseignement,
par les mœurs, par la peur, pesant d’un tel poids sur la France
qu’elle en peut rester écrasée. »
Cet article a été écrit deux jours après le cinquième
anniversaire de la fin de la Commune. Le dernier paragraphe
n’a pas d’âge, et reste d’actualité
quel que soit le temps !!!